Les paroles s'envolent...

Publié le par Alain Haye

- « Fais chier le daron ! Y nous avait promis qu’il nous emmènerait avec ma sœur au ciné voir «la Soupe au Chou » et le film ne passe même plus (…) Tiens jamais ses promesses le con ! Peut bien nous faire la l’çon ! »

 

J’en étais justement à « laborer» sur ma rédaction dans la salle-à-manger.

- « M’man ? Comment on dit quand...euh, comment dire ? »

Elle arriva, parfumée à la lessive, et, se penchant derrière moi sur mon devoir…

- « Ah oui, je vois, on dit « les paroles s’envolent, mais les écrits restent ». Tu comprends Roro ce que ça veut dire ? »

-« Oui, je pense. Quand ont dit quelque chose et bien les mots une fois qu’on les a dits, c’est comme si on ouvrait la cage de sa bouche, les mots, ils se sont envolés, disparus… Alors que si on les écrits, ils restent sur le papier, pour toujours. Ca j’avais compris m’man, mais c’est l’exemple qu’il me faut. »

- « Ben, quand quelqu’un te promet quelque chose, si la promesse n’est pas écrite noir sur blanc sur un papier, il peut toujours dire après qu’il ne t’avait rien promis, ou que tu n’as pas compris, ou qu’il ne s’en souvient plus… »

- « Ah oui ! Comme papa quand il avait promis qu’il nous emmènerait au ciné avec Elise voir « la Soupe au chou » et qu’il n’a pas tenu sa promesse ?! »

- « Exactement ! »

 

Ma mère a gueulé quand mon vieux s'est pointé ce soir là ! Qu’il était parti pour ramener l’pain… et qu’en rentrant deux heures plus tard, depuis la cuisine, elle l’a vu arriver comme si c’était un extra-terrestre qui débarquait à la maison, en l’suivant d’un œil noir, l’oignon à la main qu’elle épluchait.

Elle a jeté l’oignon dans l’évier. Le torchon sur l’épaule et le couteau à la main, s’est avancée, arcboutée comme une laie qui va attaquer, le sourcil mauvais et les yeux rouges d’oignon et de furibardise. Là ! J’ai su qu’cà allé barder…J’me suis fait tout p’tit, que si j’avais pu, je serais rentré dans ma trousse.

 

Pendant que le père, il enlevait son manteau et essayait d’enfiler ses pantoufles, elle s’est plantée devant lui, et, à deux doigts du nez : « Et alors ? »

Mon vieux, en se relevant…il n'avait pu mettre qu’une pantoufle… « Alors quoi ?…l’est pas tard ! »

- « …ET LE PAIN ? » qu’a hurlé ma mère que tout l’HLM en a tremblé. « tu l’as bouffé pour cacher ton haleine de vinassou ?? »

Alors là l’père, mal de chez mal ! Il n’y pensait plus au pain. Il a bredouillé qu’il y en avait plus ! « Voilà, désolé m’sieur Billard, on n’a pu d’pain c’soir:…je sais pas quoi y s’est passé c’soir, mais dévalisé mon pauvre…»

 

Ma mère a enclenché la s’conde en lui collant un coup de torchon, le poing serré sur son couteau menaçant. Ca fait mal un coup de torchon humide…mais c’est pas bien méchant quand même…. Elle lui criait dessus qu’elle en avait sa claque de son bagou d’ivrogne qu’était fort pour embobiner son monde…comme il l’avait embobinée y’a quinze ans…qu’il l’embobinerait plus ! Fini, nada…macache wouallou ! (…) Elle braillait et jurait comme une harpie, ce qui n’était son habitude, devant l’père qui s’était baissé face à l’attaque-surprise pour enfiler sa deuxième pantoufle décidément récalcitrante…

Tendue comme une arbalète, elle allait tirer. « Tiens, ben justement, les paroles s’envolent, les paroles s’envolent » qu’elle répétait en s’en retournant d’un pas décidé dans la cuisine. Elle dansait le jerk avec son torchon et son couteau…Y’a pas que les paroles qui s’envolent, la vaisselle aussi…

 

Le père avait le rabouin et bougonnait, « y’a pas mort d’homme ! », mais vu que sur le chemin de la boulangerie y’a d’abord le café du « Pt’tit Paul », soit il en avait oublié la boulange après le passage chez « P’tit Paul », soit il avait laissé le pain sur le zinc…mais, ça il ne pouvait pas le dire à la patronne.

 

Ma mère a déboulé comme une tornade dans le salon, où mon père s’était posé discrètement, à sa place, à la grande table, et m’a demandé « s’il te plait Roro, une feuille de cahier", que je suis allé chercher dans mon cartable.

Elle s’est posée face au père et à commencé à écrire une liste de trucs longue comme un fémur sur la feuille à grands carreaux…

- « Alors, t’as dit que t’allais réparer les chiottes qui fuitent depuis six mois (elle avait dit fuitent dans son énervement)…pas fait ! T’as dit que tu changerais la prise électrique de la machine-à-laver…pas fait !.... Que t’emmènerais Roro et Elise au cinéma, pas fait ! » et ça n’en finissait pas…

Elle était furax, la mère, jamais vu ça ! Elle n’arrêtait pas d’allonger sur la feuille tout ce que mon père avait dit qu’il allait faire… « promis, demain ! »… Elle tirait la langue en écrivant, comme moi dis donc, marrant ça !

 

Elle a rejeté le torchon de son épaule, a tapé du poing sur la table que le cendrier en a sursauté de surprise et, se penchant, menaçante, devant le père en lui plaquant la feuille sous les yeux, le crayon suspendu : « Maintenant, tu signes ! Devant ton fils, qu’est témoin… »

- « Oh non, et ohhh, m’man, j’suis pas dans le coup moi là ! Toujours à la mauvaise place au mauvais moment… Tout moi, ça ! » j’ai pensé, contrarié.

Le père a regardé la liste sans un mot, pendant que j’en profitais pour ranger mes affaires, faisant semblant de la lire, les lèvres en canard, il a signé « le contrat » avec un sourire benêt qui se voulait apaisant, non sans me jeter un coup d’œil mauvais. La mère a repris le papier, et, repartie dans la cuisine, l’a collé sur le frigo avec l’aimant de la Vache Qui Rit.

 

Accalmie.

 

Le padre y m’a regardé, répétant tout con, la mâchoire tendue ; « les paroles s’envolent, les paroles s’envolent… y’a pas qu’les paroles qui vont s’envoler t’à l’heure. »

Je me suis carapaté dans ma chambre, vite fait !

 

Au dîner, le soir on a bouffé des biscottes qu’étaient toute molles…et pour une fois, sans qu’aucune parole ne s’envole au-dessus de la tablée. Y’a qu’Elise qu’a osé demander de sa petite voix innocente : « Y’a pas d’pain m’man ? »

- « T’a qu’à demandé à ton père où il est l’pain ? »

Personne n’a moufté.

 

Le lendemain, j’ai raconté la scène aux copains:

- « Pourquoi qu’on dit que les paroles s’envolent ? » a demandé l’Etienne.

- « Ben, t’es con toi ! Réfléchis un chouia, un tout p’tit chouia…» a répondu Dico. Il se prénommait Didier, mais on l’appelait Dico, parce que c’était une grosse tête, toujours un bouquin dans la poche, toujours à nous sortir un nouveau mot qu’il avait noté.

- « Si ce qu’on disait, au lieu de s’envoler, ça retombait quand on parle, on pourrait pas les entendre les paroles qu’on dit, elles…elles s’écraseraient par terre…t’aurais plus qu’à trier dans le tas de mots et à refaire le puzeule pour comprendre. Tu vois l'boulot ? Faut bien qu’elles s’envolent les paroles pour que tes oreilles les entendent, vu qu’elles sont au niveau de la tête, à hauteur de la bouche, face à tes oreilles, tu piges ? »

Grand Jacques a confirmé.

- « Ouais, parce que si les paroles elles retombaient par terre au lieu de s’envoler et que vu que c’est rien que le travail des oreilles d’entendre, dans ce cas, Dieu, il nous aurait fait pousser des oreilles sur les pieds.»

L’image d’avoir des oreilles aux pieds nous a fait sourire.

Samir, toujours pragmatique.

- « Tu t’imagines avec des oreilles aux chevilles ?? Pour jouer au foot, bonjour ! »

Dico a rebondi :

- « Ouais, mais si Dieu il avait fait ça, il nous aurait mis aussi la bouche à la place des orteils. » Alors, là, chacun se bousculait les méninges à l’idée.

- « On aurait la bouche qui pue des pieds ! »

L’Etienne, toujours branché sur « la chose », n’a pas perdu l’occaz’ .

- « T’as raison, et pis t’imagines, si Dieu, il nous aurait collé la bite à la place du nez !? »

Oublié l’image des chevilles-oreilles et orteils-bouches !

Grand Jacques se marrait comme une baleine :

- « Bon Dieu, ouais ! Le paf à la place du pif (rires)…Et quand on va à la gym avec les filles de la classe de madame Charlier, en file indienne, y’en a, ça voudrait t’les chatouiller derrière la nuque !! Ah ahhhh !!! »

Alors moi, j’ai eu une vision d’un coup et j’ai pensé tout haut :

- « Et les filles alors ? Si nous, on avait la bite à la place du nez et les filles alors ?! »

Y’a eu un silence…la question méritait réflexion. Chacun de chercher à visualiser le truc, et l’Etienne, l’excité de service, postillonnant en se marrant :

- « Oh non, imagine, la chatte à la place du nez ?? c’est dégueu !!! »

Et Dico a dit très justement :

- « Remarquez, dans ce cas, on aurait les slips sur la tête… ».

 

C’est quand les rires se sont tus et le sujet épuisé, qu’on aimait savourer cet instant de silence, en attendant une autre connerie à dire ou à faire, que, comme souvent Bruno, il sortait sa sentence, de sa voix haute perchée de fille manquée.

- « Quand on entend toutes les conneries que vous racontez, vaut mieux qu’elles s’envolent les paroles et qu’elles disparaissent le temps d’un coup de vent, que personne ne les entende plus jamais et surtout sans savoir qui les a dites. Parce que vous imaginez qu’un jour, tout ce qu’on dit reste, tout ce que chacun a dit, toutes les conneries que vous venez de balancer…et les secrets qu’on répète, les trucs qu’on dit aux filles… les mensonges… tout ça, si elles restaient écrites, pour toujours, que tout le monde pourrait les lire ? Vous imaginez ça ? Et dans dix ans, vingt ans ? La honte qu’on se trimballerait… ’’

Là, il y a eu un grand, un énorme blanc…..

- « Il n’y a que les promesses qui devraient être écrites, pour toujours » je me suis dit dans ma tête, pensant à Elisabeth, mon amoureuse à moi, qui m'avait juré craché qu'on se marierait quand on serait grand... sans trop que je n'y crois.

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"Les paroles s'envolent" Sculpture de Jean-François GLABIK

Publié dans Nouvelles

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