"Luttons pour la protection des albinos africains"

Publié le par Alain Haye

Giacomo n’avait pas des mollets de campeur mais de cycliste, la différence est affaire d’esthètes. Il avait pédalé plusieurs fois le tour de la Terre (1) et des poussières de bitume depuis qu’il avait su tenir sur un vélo, il y a de ça pffffffouu !! soixante ans et des poussières de semaines.

Il n’avait jamais raccroché, jamais, sinon le bleu-de-chauffe du garage dont on l’avait contraint à se défaire pour une retraite anticipée certes, mais méritée, comme l’on dit. Ses collègues ne s’étaient pas cassé la tête longtemps qu’ils lui avaient offert un superbe vélo Look pour son départ.

- « Fidelou ! » s’exclama t-il  les yeux pédonculés de surprise, « un Look !! J’crois pas là ! » Ce disant, il se dit que les gars et les patrons avaient du se dire qu’ils étaient sacrément pas fâchés qu’il s’en aille le Momo, parce qu’il fallait se fendre pour décrocher une machine pareille.

 

C’est sur ce vélo que depuis, il sillonnait les routes de France pour la bonne cause de la protection des albinos africains, revêtu du maillot à pois rouges de meilleur grimpeur du Tour de France. S’arrêtant de ville en ville, Giacomo était toujours accueilli par un conseiller municipal ou le maire en sa personne lui-même et, sous le flash du photographe du journal local, se voyait remettre un chèque pour la bonne cause de laquelle Giacomo pédalait, de ville en ville, sauf les dimanches et jours fériés. Quelques fois, un pot d’honneur lui était organisé, surtout dans les petites communes où tout est prétexte à boire un coup, mais toujours on lui offrait le gite et le couvert, en plus du flash du photographe et du chèque humanitaire pour la protection des albinos africains pour la bonne cause de laquelle il pédalait sur les routes de France.

 

Faut écrire qu’il s’était retraité ferme dans son petit pavillon du quartier ouvrier de Richwiller, petite commune située à un jet de potasse de Mulhouse. Pavillon acquiescé il y a 25 ans, payé depuis à réparer au noir, soirs et week-ends des générations de voitures de générations d’amis, cousins, voisins, frères et autres sœurs des voisins et vice-versa, qu’Arlette, sa femme, paix à son âme, l’avait baptisé « la Villa-Cambouis ».

 

Or donc, se retraitant ferme, il eut un jour une idée, « l’idée », feuilletant un magazine féminin. Fallait-il qu’il s’ennuie sévère pour lire Marie-Claire, et même pas dans la toilettes.

Il y pensa durant des jours et des nuits que son idée l’empêchait de fermer l’œil, tantôt le droit, tantôt l’autre, comme un caillou que l’on traine au fond de sa chaussure et qui finit par vous tourner le sang en boudin.

 

Il se décida, un matin de mai, entre sa tartine de pain confituré et son bol de café lacté, après qu’il fut tombé en arrêt sur un article des Dernières Nouvelles d’Alsace.

Le papier, laconique, relatait la conférence donnée par le professeur Marc Levitz de l’Institut Pasteur des universités de Strasbourg sur l’albinisme et « des problèmes dont étaient victimes celles et ceux qui en étaient victimes dans certains pays d’Afrique.» Arg ! Le journalisme n’est plus ce qu’il n’a jamais été.

La conférence s’était tenue deux jours plus tôt dans la salle des Fêtes de Richwiller, petite commune située à un jet de potasse de Mulhouse, la commune de Giacomo ! «Oh Fidelou !! Qu’est-ce que je foutais moi à lire Machin-Claire !!! » L’article était illustré avec la trombine du professeur en question, qui n’était pas albinos, et Giacomo, de s’exclamer devant Brutus, son chat, qui n’était pas plus albinos que le professeur ne l’était : « Bon sang, mais c’est bien sûr ! »

 

Il enfila dans l’ordre, jeans, baskets, tee-shirt et blouson et sortit la Fiat du garage direction la FNAC de Mulhouse. Il en ramena trois ouvrages de médecine qu’il parcourut durant des jours et des nuits que l’idée l’empêchait de fermer l’œil comme une poussière sous la paupière qui finit par vous tourner le sang en boudin. Non seulement, il s’abîmait les méninges sur ces livres écrits pour ne pas être lus sinon par leur auteur, mais encore passait-il des heures devant son écran d’ordinateur à fourgonner Internet que son imprimante en perdait le sens commun.

 

Au bout d’un mois de recherche, il se résolut à contacter une association pour offrir son projet que son idée elle est ficelée.

Ca tonalita et décrocha. Après quelques échanges, on le mit en rapport avec une seconde association, qui le dirigea sur une troisième association, laquelle l’enjoint de contacter une quatrième association qui serait sûrement intéressée par son idée bien ficelée, que cette quatrième association en question ne répondit pas au téléphone, ni ce jour, ni le lendemain, ni même le surlendemain qui tombait un dimanche.

Giacomo se perdit sur les routes des conjectures. Mais il en fallait plus pour qu’il n’en démordît. Alors, il partit en vélo cogiter quelques coups de pédales rageurs sur ses routes des conjectures d’une région qu’il connaissait si bien. Le vélo Look étincelant mais toujours remisé, il avait enfourché son vieux Mercier.

 

C’est bientôt que nos chemins allaient se croiser de plein fouet !

 

Le problème des vélos de course, les Mercier, les Look, les Seb, les Teffal, les Peugeot, les Bic et autres destriers cyclopédiques, aussi superbes qu’ils soient, ne sont pas armés de sonnette « dringg, dringg ! » équipement de sécurité indispensable et élément esthétique indéniable qui faisait tant la fierté du vélo de François, le facteur de Sainte-Sévère-sur-Indre. Or donc, quand je suis sorti du bois où je fus me soulager pour rejoindre ma voiture que j’avais arrêtée de l’autre côté de la route qui traversait la forêt de Bastwald, j’entendis un immense « FIDELOUUUUuuuuuu !!!!! » puis, après un fracas buissonnant ; rien, sinon le « trrrrrrllllit » si caractéristique d’une alouette des bois qui s’envolait en spirale dans le ciel de la forêt de Bastwald, grisollant à tire-d’aile.

Un cycliste du dimanche, sans doute perdu dans ses conjectures, avait préféré choisir de choir dans le fossé, que de m’aborder de plein fouet et sans aucune prévenance vu que son vélo n’était pas équipé de la sonnette règlementaire, élément de sécurité pourtant indispensable, et ce, alors que j’arrangeais ma braguette au quart de la voie, dans le fond d’une grande descente, au sortir d’un virage aveugle.

 

C’était Giacomo Bennedetto, comme l’enregistra la secrétaire de l’accueil des urgences où je le conduisis, le vélo en hélice enfourné dans le coffre de mon antique Taunus.

Blanc et grimaçant comme un linceul grimaçant, je n’aurais jamais pensé qu’il put s’appeler aussi espagnol ou portugais.

Fracture du fémur. Aïe !

N’ayant, comme toujours rien à faire d’autre que de ne rien faire, j’avais attendu dans la salle prévue à cet effet.

- « Puis-je le voir ? »

- « Vous êtes de la famille ? »

- « Oui et non, je suis celui qui vient de lui bousiller un fémur, mais bien involontairement savez-vous ! »

- « Son vélo n’avait pas de sonnette je suppose ? »

- « Ben voilà ! »

Mon Giacomo était livide sur son lit depuis la lucarne de la porte de la chambre d’où je l’observai.

Je décidai de revenir le voir le lendemain qui tombait un lundi, pour qu’il récupère, sinon de ses blessures, au moins son vélo que j’avais enfourné dans ma Taunus antique, avec des bonbons « la Pie qui Chante » que je viendrai.

Je rendis visite à Giacomo tous les jours, et nous sympathisèrent de concert. Nous partagions le même ennui chronique, moi « pôlemployé », lui retraité.

Ayant retrouvé quelque tonus, je le ramenai à « la Villa-Cambouis » dans mon atonique Taunus après son séjour hospitalier, accompagné de son vélo en hélice. C’est au cours du trajet duquel qu’il m’ouvrit son projet que l’idée elle est ficelée.

 

Elle n’était pas mal ficelée son idée, mais avec son fémur en sucette,  je ne voyais pas bien comment il allait pouvoir s’y prendre pour parcourir la France, de ville en ville, pour la bonne cause des albinos africains et « des problèmes dont étaient victimes celles et ceux qui en étaient victimes dans certains pays d’Afrique » que je ne la sentais pas bien son idée toute ficelée qu’elle est.

C’était mal connaître le bonhomme.

 

Un après-midi de juin, il attendit ma visite quotidienne pour recontacter la quatrième association que je le trouvais à mouliner en costaud sur un vélo d’appartement démuni lui aussi de la sonnette réglementaire. « Fidelouuu ! » lui dis-je, « tu pédales en costaud ! »

- “ Même pas mal !” me mentit-il d’un traître rictus.

- « Coule-nous un café, je reviens ! »

S’il revenait, alors.

Et en effet, il revint.

Il prit la tasse et le téléphone mais reposa la tasse, confus, et appela ladite quatrième association.

Ca tonalita et décrocha.

Je l’entendis raconter son idée par le menu qu’elle est ficelée et le vis se décomposer. Il fallait qu’il contacte, une cinquième association, au Congo, que le numéro de téléphone était long comme un carême !

- « Quel Congo ? » demandai-je histoire de.

- « La République démocratique du Congo » se désappointa t-il, « l’ancien Zaïre, ex propriété de Léopold le deuxième, roi des Belges, ancien territoire des pygmées et des Bantous et du royaume de Kuba et de Luba. »

- « Ah celui-ci… » me désabusai-je.

Après un lourd silence que le poids nous plongea le nez dans notre tasse, je lui dis que j’avais peut-être une solution, qu’il suffisait pour cela qu’il se fasse un « book ».

- « Un bouc ? »

- « Oui, un book ! »

Et que, s’il le désirait, je pourrais m’en occuper, ayant quelques notions de graphiste.

- « Fallait voir » qu’il me répondit noyé dans son dépit.

J’avais besoin de toute la documentation qu’il avait collectée sur le sujet et qu’on fasse des photos de lui en train de pédaler, le maillot blanc à pois rouges de meilleur grimpeur du Tour de France revêtu, debout, posant fièrement…

 

Une semaine passée, je lui portai son « book » qu’il était encore à 16 h15 mn dans un peignoir de désespoir, les yeux cernés de cernes.

D’abord impressionné par le boulot, il sourcilla.

- « L’est bidon ton « bouc » ? »

- « Ben et alors… essayons, nous verrons bien ?! »

- « Mais comment cela se fait-il qu’on me voit en photo avec mon maillot blanc à pois rouges de meilleur grimpeur du Tour de France dans un article de…du Petit Ardéchois, avec un gros chèque de …mille euros que des gens en sourire de costume le tiennent également ? »

- « La baguette magique de la palette graphique ! »

- « Allo ? »

- « T’inquiète, les gens en costume, je les ai quelque peu transfigurés et en plus, c’est une photo d’une remise de chèque prise dans une ville perdue du Canada alors… »

- « …du Canada ?? »

 

Il lit le faux article du faux événement du faux journal en question.

- « Oh fidelouuuu !! Mais, on croirait un vrai article d’un vrai événement d’un vrai journal… et là, l’association « Luttons pour la protection des albinos africains » Rôoôô… !! Mais, c’est mon idée ça ? »

- « Oui, ton idée qu’elle est ficelée ! »

Après quelques échanges pratiques durant lesquels ses défenses se fracassèrent une à une sur le sol du salon :

- « Mettons que ça roule… on fait comment pour donner l’argent ? »

- « Ben, on le dépose sur le compte de l’association. »

- « Laquelle ? »

- « La nôtre : « Luttons pour la protection des albinos africains » que j’en suis le président, toi le secrétaire, que je m’occupe de déposer les statuts à la préfecture de Mulhouse, qu’on ouvre un compte en banque de Mulhouse, au nom de l’association et pis voilà ! »

- « J’avais compris, mais l’argent, au bout du bout, l’argent, on le donne à qui pour les albinos africains ? »

- « Ben, tu sais, je me suis bien renseigné sur la question. Des albinos, ça court pas les rues en fait, et puis, aujourd’hui, beaucoup d’associations en Afrique se bousculent pour s’en occuper déjà…et surtout en République démocratique du Congo, ancien Zaïre belge des pygmées bantous, alors hein ! »

- « Ca se bouscule ? »

- « C’est une formule ! »

 

Et c’est ainsi, que, depuis, Giacomo Benedetto pédale chaque jour, sauf les dimanches et jours fériés, de ville en ville, récolter les chèques de bienfaisance des mains des conseillers municipaux, voire des maires en personne eux-mêmes des communes qui eurent accepté de l’accueillir et de donner pour la bonne cause de l’association « Luttons pour la protection des albinos africains » qu’on n’en parle pas assez, que Giacomo pédalait.

 

Nous tracions nos itinéraires département par département quelques mois plus tôt en fonction de notre planning et de l’accord des communes sollicitées, lesquelles, la plupart, acceptaient de donner et d’accueillir comme il se doit notre émissaire humanitaire, et pour ne pas passer pour des j’en-foutre aux yeux des autres communes donatrices, sous le flash du localier local, que la cause des albinos africains, personne n’en parlait jamais et que l’idée elle est ficelée.

 

En fait de pédaler, le fémur en guenille n’aidant pas notre affaire, Giacomo quittait de bon matin la généreuse commune sur son « Look » tout blanc, le maillot blanc à pois rouges de meilleur grimpeur du Tour de France, le cuissard tout blanc, la carriole derrière le vélo blanc toute blanche, avec le panneau au cul tout blanc marqué en noir « Luttons pour la protection des albinos africains » que le vélo était également équipé d’une sonnette blanche, élément de sécurité indispensable.

Le gros des étapes, nous faisions la route pépère dans le gros Mercedes Vito toutes-options, intérieur cuir, G.P.S, avertisseur de radar, chaîne stéréo... que, grâce à l’argent récoltée, j’avais acquiescé à mesure que le « book » s’épaississait de crédibilité, avec Brutus, le chat, qui n’était toujours pas albinos.

J’attendais Giacomo en rase-campagne, à un ou deux kilomètres au sortir de la ville généreuse, le récupérais, le vélo et la carriole dans le Vito, et le déposais de-même, à un ou deux kilomètres de la prochaine commune généreuse qui eut accepté, via « le book » dont j’avais arrosé la région, assorti de la demande de dons et d’un document officiel signé de la main de papa M’nengué, responsable congolais, ex-belge, de l’association « luttons pour la protection des albinos africains ». Que si Papa M’nengué existât vraiment fut-ce au royaume de Belgie et sût ça qu’il en serait tout blanc de colère, toute ficelée l’idée est-elle.

 

 

 

(1) 44 000 kilomètres pour ceux qui ne connaissent pas la distance du diamètre du tour de circonférence de la Terre

Publié dans Nouvelles

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article